#L'Homme qui marche #Alain Griffaton
- Atelier d'écriture
- 14 mai 2020
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 mai 2020
LA FEMME QUI NE MARCHE PAS ET L HOMME QUI MARCHE
Non, je ne marche pas, je ne cours pas, je ne roule pas : je ne suis ni randonneuse, ni joggeuse, ni trottineuse, ni bicycleuse - tous des bobos - ni tricoteuse, ni jardineuse, ni associative, ni féministe (des refoulées championnes de la fausse route). La festivité, la convivialité me cassent les pieds. La maternité ? Une salpingite bilatérale m'en a interdit l'inanité.
Je pratique la chasse à l'homme, mais seulement s'il faut le disputer à une autre femme. Ma proie une fois conquise, je m'en débarrasse en la précipitant d'instinct dans l'impuissance sexuelle. J'aime provoquer, mais faire l'amour me pèse. Je vibre si rarement. Alors je collectionne les conquêtes sans en garder aucune.
Seul fait exception un spécimen très beau et très gentil de la sottise masculine, l'homme qui marche. Celui-là, je le garde en m'appliquant à le tourmenter. Il étale sa culture, je l'écoute la bouche ouverte, et il ne voit pas que, même si je ne suis ni professeuse ni autrice, j'en sais plus long que lui.
Il aime Jean-Luc Godard, " le plus con des Suisses français", Eric Rohmer,
tout juste bon à titiller des agrégés de lettres modernes. Il mâchonne les feuilles de chou de gauche financées par l’industrie du luxe ; prend au sérieux les économistes appointés par les chaînes d'information, marche dans toutes les balivernes soixante-huitardes.
Ah ! La parole libérée pour que les crétins s'en emparent ! Les mœurs libérées pour faire jouir les don Juans professionnels ! Soyons cruelle ! Les hommes sont faits pour être trompés. Je continue à étoffer ma collection de messieurs impuissants, ne suis jamais où je prétends être, ni avec qui je prétends fréquenter. Comme je suis trop paresseuse pour construire des
mensonges cohérents, l'homme qui marche n'est pas dupe, se dit bafoué, parle de rompre. Je prends des airs contrits, lui sers les fadaises prescrites à la Célimène de service. Il me revient : il aime tellement que je lui mente ! Et puis il me désire si naïvement ! Comme c'est touchant !
Il raconte sa vie, évoque les jardins où il a fait ses premiers pas, les bals où des morveuses lui ont fait danser la gigue, son service militaire (dans l'infanterie, évidemment) etc. Bref l'homme qui marche tourne en rond : l'autobiographie est un genre à pirouettes.
Il consulte une psychologue, n'arrive pas à me le cacher. Alors j'entends d'ici le tango argentin que lui susurre cette chanteuse de cabaret : Amor toxico Deseo quimerico Abandona La mujer perversa… Il promet de rompre la relation vénéneuse avec la femme fatale. Impossible : toujours l'intoxiqué s'élance vers son poison, et seules les garces méritent qu'on les poursuive.
Moi, si jamais je m’abaisse jusqu'à consulter… la fin au prochain numéro… incha'llah. Hasta luego, mujer ! Moi, si je m'abaissais jusqu'à mendigoter un soutien psychologique, j'entendrais un contre-ténor baroqueux me chanter
dans le style opéra du Grand Siècle :
Rompez ! Rompez cette union fatale !
Non le mépris n'est pas ce qui règle l'amour !
Rompre ? je ne veux pas. Mépriser ? Plutôt sourire : j'imagine l'homme qui marche s'offrant une régulière, une grande femme sensuelle, pieuse, féconde et possessive qui s'apitoierait sur toutes les misères du monde. Mais je suis tranquille : c’est exactement l'espèce de femelle qui ne l'excite pas.
Ce qui l'excite, c'est de me déshabiller : mon cœur mis à nu !
Il me dit : " Tu prétends dédaigner la convivialité, mais tu cavales à droite et à gauche pour fabriquer, avec des petits messieurs, des petits cercles péteux. Tu y plastronnes, et vous déversez les ragots par brouettées. Tu ricanes sur mes goûts cinématographiques, mais tu chéris un roman- photo constipé et chichiteux comme " L'Année dernière à Marienbad". Tu constelles tes intarissables SMS de mièvreries émoticoniques, etc etc…
Que tu sois veule, frivole, puérile, mesquine, fausse et passablement stupide, peu importe : la bêtise est la chose du monde la mieux partagée. Mais tu perds ta vie : tu t'agites, tu pérores, tu te vautres, et tu t’abîmes."
J'écoute , je souris et je me laisse inonder : cette grandiloquence irritée ruisselle de tendresse. Et puis perdre sa vie procure une ivresse inaccessible à l'homme qui marche.
Comment cette histoire a commencé, je n'ai pas envie de le raconter : il faudrait déballer des souvenirs d'enfance et de jeunesse, avec des maisons de famille et des chambres d'étudiant. Comment elle finira, par quelle usure, par quelle rupture, par quel accident, je suis trop molle et trop niaise pour essayer de l'imaginer.
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