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#L'Homme qui marche #Alain Marchand

  • Photo du rédacteur: Atelier d'écriture
    Atelier d'écriture
  • 16 mai 2020
  • 14 min de lecture

Dernière mise à jour : 19 mai 2020

L’homme

qui marche



J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellé, mais ce dont je suis sûr, c’est que je l’ai découverte en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être. Ou, à cet instant, peut-être pas.

C’est probablement en la revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparaît dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maison.


Mais depuis quelques mois il est pratiquement le seul dans les rues et quand il croise un piéton c’est ce dernier qui doit s’écarter pour respecter l’éloignement de précaution. Il est sans masque et il se balade tous les trois à quatre jours. Je ne suis pas le seul qui le regarde ou l’espionne. Je respecte les distances de sécurité mais j’entends ce qui se dit et je vois ce qui se tait dans ce petit village qu’est notre îlot d’immeubles. L’homme n’a fait ses premiers pas dans notre horizon, qu’il y a quelques mois, je peux même dire depuis moins de deux années. C’était la semaine où j’ai fêté la crémaillère. J’avais alors trouvé qu’il avait une drôle de démarche, que quelque chose clochait. Et puis j’ai continué ma journée. Il y a tellement de bizarreries dans notre monde moderne !


Christelle en fait partie. Extravagance serait un qualificatif plus adapté. Elle aime qu’on tourne la tête à son passage ou qu’on lève les yeux vers la grande baie vitrée de son living du deuxième étage. C’est même, lorsqu’on se trouve dans la rue, une sorte de jeu connu de tous et de toutes, que d’espérer l’apercevoir à la sortie de son bain. Déjà maquillée, les cheveux verts ou rouge et même bleu quelque fois, les écouteurs sur les oreilles, portable à la main et fenêtre ouverte quand il fait beau, Christelle fait son show.

— Je n’ai rien à cacher dit-elle très souvent. Je veux vivre avec tout le monde mais personne ne me dictera quoique ce soit pour les petits plaisirs de ma vie.

Dans la rue aujourd’hui, les cheveux de Christelle sont mauves, ses lunettes sont larges avec des montures plus que visibles et elle pense à les faire clignoter, avant de croiser l’homme qui marche.

— Il ne m’a pas encore regardée, se murmure Christelle, ni tourné la tête une seule fois et encore moins adressé la parole. Ce doit être le seul homme de tout le quartier dont j’ignore le nom et la passion principale. Je me demande quel âge il a.


Moi le narrateur, depuis que j’habite dans cette île urbaine j’ai toujours vu Christelle perchée sur ses très hauts talons à la semelle plus qu’épaisse ce qui allonge à loisir sa silhouette et lui donne une démarche que je compare souvent à celle des girafes des zoos.

— Bonjour Christelle.

— Bonjour Antoine.

Petit gage d’amitié, mais c’est tout et malgré l’envie qui m’en prend quelquefois, je n’ai jamais prolongé la conversation. Est-ce parce que sa plastique physique alimente bien des propos entre voisins ? Je crois que je n’aimerais pas me rendre compte que je ne suis qu’un élément indistinct parmi d’autres. Qui sait ? Peut-être qu’un jour c’est elle qui me saluera. Il y a tant de bizarreries dans notre quotidien.


Le plus proche voisin de Christelle, sur le même étage, n’a pas peur du vide. Pourquoi une telle remarque ? Je vous explique. L’immeuble qui court sur une soixantaine de mètres, est construit en courbe, ce qui forme avec l’immeuble de l’îlot d’en face, courbé lui aussi, une sorte de bulle autour de la place ombragée et piétonne où enfants et adultes se rencontraient facilement pour parler ou jouer.

Je disais donc que son voisin se penche souvent pour assister à la cérémonie de sortie du bain. Quel âge a t-il ? Pas facile de le dire. Toujours chaussé de rangers, un peu raide dans son port de tête, il marche régulièrement dans le quartier et n’oublie jamais de saluer celles et ceux qu’il rencontre. Quand il se déplace seul il revêt parfois un treillis comme celui des commandos de marine. Colonel, peut-être devenu général avant d’être versé à la retraite, il est fréquemment escorté d’une compagne svelte comme lui et distinguée.

D’après ce qui se dit, il ne porte pas dans son cœur l’homme qui marche. Pour notre colonel devenu général, il y a le bien et le mal, le permis et le défendu, l’ordre c’est à dire l’obéissance et le désordre c’est à dire les incivilités. Il porte en lui un monde de caserne ? Je n’en sais rien, c’est juste une remarque qui me traverse l’esprit en même temps que je raconte.


Il y a aussi le petit fils du colonel et de madame la générale. Mais la filiation n’est pas certaine car il se colporte que le colonel a ramené son fils dans ses bagages après sa première campagne asiatique lorsqu’il n’était encore que sergent. La suite nous la connaissons : madame la générale adopta le fils et le mari. Belle histoire même si les notions de morale, de rectitude et de respect ne sont pas présentes dans le déroulement de tous les chapitres.

Le petit fils du colonel vient à Dijon passer quelques jours auprès de ses grands parents, lors des très nombreuses vacances accordées aux enseignants, éducateurs et formateurs de tous poils. Sentence que notre colonel éructe et assène volontiers. Ce petit fils prénommé Hervé, se mit un jour à suivre l’homme qui marche en imitant le pas des militaires quand ils défilent et qu’ils fêtent ainsi leurs anciennes victoires puisque « les nations d’aujourd’hui se laissent piétiner » selon le colonel. Bien sûr je lui laisse la responsabilité de ce leitmotiv.

Le colonel n’a rien dit. Il regarde Hervé qui mime les hommes de troupe qu’il a commandés en se faisant la remarque que l’homme qui marche n’est pas loin d’avoir une démarche presque mécanique. Peut-être perçoit-il cependant un très léger boitillement, une toute petite irrégularité dans son pas, une infime distorsion dans la mécanique qui l’anime. Et si ? …. Et si c’était un ancien blessé de guerre !


Mais venons en à la petite fille du colonel et de madame la générale, qui vient elle aussi passer quelques jours de vacances dans la capitale des ducs de Bourgogne mais pas en même temps que son demi frère. Un peu plus jeune que Hervé elle ne manque pas de passer du temps sur le balcon de la porte fenêtre du salon.

— Qu’est-ce que tu as, s’exclame une fois encore le colonel, a toujours regarder cet homme qui marche.

— Laisse ta petite fille regarder dehors, interrompt madame la générale. Il fait beau. Elle ne craint rien puisqu’elle est près de toi.

— N’empêche tonne le colonel, que cet homme qui marche est dangereux parce que personne ne le connaît, ne sait qui il est ni où il habite. Personne n’a même entendu le son de sa voix.

— Il ne fait de mal à personne fait remarquer Josépha la petite fille. Il se promène pour passer le temps. C’est tout.

— Il n’est pas encore coupable rétorque le colonel, mais cela viendra. Je vais prendre mon fusil de guerre et je vais le descendre.

— Tu ne peux pas tirer sur lui hurle Josépha en se plaçant devant son grand-père, parce que ses enfants n’auront plus de papa.

— Mais c’était seulement pour lui faire peur.

C’est une scène que j’ai vue et imaginée alors que je passais dans la rue, une fin d’après midi. Je ne sais pas si elle est tout à fait exacte mais je vous l’ai racontée parce qu’elle marque bien le caractère des personnes tel que j’ai pu les connaître. Il y a tellement de bizarreries parmi toutes les personnes que nous connaissons.


De l’autre côté de l’appartement de Christelle, toujours au deuxième étage, habite Madame Carmen pour son prénom et de la Cormenia pour le nom. Toutes les apparences indiquent qu’elle ne doit pas avoir de famille car elle vit seule et personne dans le quartier n’a pu mentionner, ne serait-ce qu’une fois, la présence d’un visiteur. Elle fait livrer ses courses et ne sort que pour aller à l’église, éloignée de plus d’un kilomètre. Elle s’y rend chaque jour, tôt le matin ou en fin d’après midi et souvent les deux fois. Nombreux sont celles et ceux qui assurent l’avoir vue agenouillée en position de prière et en totale extase en face de la grande et magnifique croix où le Christ agonise depuis deux millénaires. Carmen est manifestement une femme pieuse qui vit dans son appartement telle une couventine.

Dans le secret de son logement je devine qu’elle implore son Dieu pour qu’aucune catastrophe ne se produise à cause de sa voisine délurée ou des bêtises des enfants. Elle demande aussi le pardon des fautes dont elle imagine avoir la révélation et qu’elle prend en charge dans de fréquentes repentances. Des traces de flagellation zèbrent son dos et ses épaules. Je me fie à ses voisines qui ont entendu de longues plaintes en pleine journée, semblables à des lamentations psalmodiées en chants d’action de grâce.

Moi le narrateur je peux vous dire que j’ai souvent vu les rideaux de la fenêtre du salon de Carmen se fermer à l’instant même où Christelle se montre devant la baie vitrée. Je suppose pour ma part, qu’elle file aussitôt sur un prie Dieu pour exorciser cette vision diabolique. Mais je l’ai vu rester à sa fenêtre quand passe l’homme qui marche et se laisser aller à lui faire des signes amicaux avec les mains. Sans doute parce qu’elle aime le mystère ou qu’elle tente d’entrer en communion spirituelle avec lui. Je lui ai demandé si elle avait croisé l’homme qui marche lorsqu’elle se rend à l’église, mais ni elle ni personne ne l’a vu fréquenter d’autres lieux que le quartier. Les esprits des humains sont pleins de bizarreries et cela depuis toujours.


D’autres habitants du quartier sont plus pragmatiques ou sont tout simplement opportunistes. C’est le cas de Philippe, un étudiant des beaux arts comme moi, du temps de notre jeunesse picarde. Nous nous complétions, lui photographe et moi dessinateur, pour publier une Bande Dessinée chaque dimanche matin. Nous en donnions une cinquantaine aux habitués du marché couvert. Philippe continue d’organiser des expos et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés un soir au cellier de Clairvaux.

Philippe squatte un appartement vide en face de celui de Christelle, de l’autre côté de la placette et nul n’est encore venu le déranger. Probablement que certaines personnes ignorent l’étendue de leur patrimoine. Tant mieux pour mon collègue artiste et tant pis pour ceux qui n’ont même pas un abri. Supporter l’injustice est sans doute un moyen de survivre dans une société comme la notre. Réflexion d’autant plus sensible que nous sommes sevrés de contacts. Nous sommes « en confinement » selon le terme officiel.

Dans toutes les expo de Philippe, il y a quelques photos de Christelle, prises au télé objectif. Je pense même que le modèle s’est aperçu de l’intérêt qui lui est porté car sur certaines des épreuves exposées elle prend visiblement la pose. Mais il y a aussi depuis l’année dernière des clichés de l’homme qui marche.

Certaines de ses photos en gros plan me font penser à la Joconde, celle qui est recluse au musée du Louvre. Cette association me vient à cause de la béatitude souriante de son visage régulier qui confine à la non expressivité. Grâce à la diversité des clichés on découvre aussi la multitude de vêtements et de costumes que porte l’homme qui marche. Il a ainsi longé l’immeuble vêtu en policier, en pompier et militaire de seconde classe. Parfois c’est même un accoutrement digne d’un déguisement. Comme cette fois où on pouvait confondre l’homme qui marche avec une femme qui marche. La veille du mardi gras il portait une crinoline et une ombrelle. Bizarreries des comportements et des costumes qui ne se dément pas à travers les siècles !


Dans ces dizaines d’images, et Philippe avait noté la même constante, j’avais été frappé par la présence d’une sorte de boîtier qui pouvait ressembler à un mini téléphone, accroché ou « vissé », ou tenu derrière l’oreille.

— J’ai exposé deux montages qui réunissent l’homme qui marche et Christelle m’explique Philippe, parce que je suppute que ce petit appareil leur permet de communiquer dans le secret le plus absolu.

Et Christelle que pense t-elle de ces fantaisies d’artiste ? Nul ne le sait puisqu’elle n’est jamais venue égayer l’exposition de sa présence.

Dans le dernier appartement de l’immeuble, au rez-de-chaussée cette fois, se trouve madame Jeanne, c’est le nom que tout le monde lui donne. Est-ce son vrai prénom ? Nul ne peut fournir d’explication. Elle est arrivée à la suite de la non reconduction du contrat du concierge ce qui libérait la loge composée de deux pièces pas très grandes, mais avec tout le confort moderne.

Madame Jeanne est le type même de la voisine pénible, acariâtre, râleuse, craintive, dénigreuse et un peu voûtée comme le sont toutes les sorcières des contes. Et oui, le tout concentré en une seule représentante ! C’est possible. Avec elle vous ne pouvez pas rater une catastrophe car elle les prédit toutes, sans distinction de date ou de gravité. Même topo pour raconter tous les conflits entre les gens du quartier. À l’entendre nous sommes en enfer et aucun d’entre nous, femme comme homme, ne possède la moindre qualité. À mon avis elle a du rater à la fois son enfance et ses amours.

Inutile d’ajouter que l’homme qui marche est l’objet de tous ses soupçons. Elle ferme ses volets quand elle entend son pas ou qu’elle l’aperçoit dans le miroir accroché au dessus de sa porte qui lui donne à voir toute l’enfilade de la rue. Un jour de beau temps ayant laissé ouverte sa fenêtre l’homme qui marche s’est mis à regarder chez elle. Mal lui en a pris car il a reçu un grand bol d’eau fraîche ce qui n’a provoqué de sa part aucun geste particulier pour s’essuyer. Il a juste repris sa marche. Fut elle agacée de son comportement ? Elle sortit aussitôt pour lui lancer quelques pierres et deux tomates qui ne l’atteignirent pas. D’autres lui montrent le poing ou l’insultent quand ils le croisent.

Jeanne raconte à ceux qui ont encore la patience de l’écouter, que cet homme qui marche est un violeur et probablement un tueur. Elle jure qu’il photographie les jeunes filles avec sa boite collée à l’oreille. Elle assure qu’il les suit et qu’il note leur adresse sur un carnet qu’elle seule a pu voir parce qu’il ne fait pas attention à ce que font les vieilles. Un jour il y aura un drame professe t-elle. Elle le sait. Des individus comme ça il faut les enfermer.

— Un homme qui vit seul ne peut pas être bon.

Jeanne a déjà raconté ses prophéties aux gendarmes et aux policiers mais ils n’ont rien fait. Personne ne l’écoute et pendant ce temps là l’homme marche toujours. Il y a tant de bizarreries qui se racontent dans les commissariats !

De l’autre côté de la placette et de ses deux blocs d’immeubles, commence le très étendu domaine des maisons de maître, là où se succèdent de grandes bâtisses avec palissade et jardin arboré, silence et voitures cossues, costumes et robes de soirée, tennis et piano, enfants et nurses. Sauf en ce moment où les déplacements limités obligent au même nécessaire vital pour tous.

Je sais tout cela parce que je m’aventure parfois derrière notre immeuble frontière, mais c’est surtout à cause de mon trois pièces, aménagé juste sous les toits, ce qui m’offre une vue aérienne sur les rues de chaque univers. J’entends parfois, je vois et j’imagine des bribes de la vie de cet autre côté où déambule aussi l’homme qui marche. Il opère régulièrement un demi tour devant le numéro 36, le seul immeuble de trois étages, occupé par une petite entreprise d’électronique. Les pétitions menées par les habitants des villas du secteur n’aboutirent pas car le président de l’association de défense a fini par vendre son pavillon aux créateurs de la start-up. Pour un très bon prix parait-il et la construction a pu se faire.

— Gisèle.

— Oui madame.

— Suivez cet homme qui marche dans notre rue et tachez de savoir ce qu’il a dans le ventre et habillez-vous convenablement, on pourrait vous voir sortir d’ici et croire que nous ne vous payons pas.

Ce jour où j’ai vu la domestique sortir de la maison de maître, après ce dialogue que j’ai inventé, je n’ai pas quitté mon poste de vigie. Gisèle, je connais son nom car c’est l’amie d’une amie qui.... Mais passons. Gisèle donc a pris son rôle très au sérieux. Elle a tourné autour de l’homme, a tenté de le toucher sans que je sache si elle avait réussi, l’a accompagné jusqu’au début de notre rue et l’a attendu jusqu’à son retour. Puis elle a stationné devant le 36 de la rue des diamantaires et a vu la barrière s’entrouvrir laissant ainsi le passage à l’homme qui marche lequel n’avait pas de clé et n’a pas fait le geste habituel de ceux qui se servent d’une télécommande.

— Qu’en a pensé Madame ?

Je crois que nous ne le saurons jamais. Pour ma part, j’en ai déduit que l’homme qui marche n’a pas à prendre beaucoup d’initiatives. Est-il malade ? Est-ce un vieillard puisqu’il porte toujours une canne à son bras ? Un faible d’esprit ? Un somnambule diurne ? Un maniaque? Un obsédé compulsif ?

Histoire un peu mystérieuse que celle de ma minuscule portion de ville ? Oui et non. Nous devons enjoliver la banalité quotidienne pour faire vivre nos relations entre amis et croire que notre existence a une saveur particulière. Petite distraction plutôt agréable. Mais voilà, il y a toujours une fin et dans une semaine exactement c’est le premier jour d’après le confinement. Nous nous sommes donc donné rendez-vous sur la placette avec les masques de protection que l’on doit conserver, mais autour d’une grande tablée, les chaises un peu plus séparées qu’avant et avec des victuailles dignes d’un banquet. Dans les villages, les histoires se terminent toujours par un banquet. Et notre îlot est un village urbain qui va suivre cette goûteuse tradition.

Nous y sommes. Les premiers arrivants descendent et les enfants commencent à se poursuivre et à crier de peur et de plaisir. Avec le ciel presque sans nuage, la fête s’annonce belle. Les affichettes et les flyers dans les boîtes à lettres des immeubles et des maisons de maîtres ont été efficaces. C’est à cause de ce que je savais que je tenais à ce que les gens de la rue des diamantaires soient avertis de notre fête de la libération.

— Regardez ! Le voilà l’homme qui marche.

Pour une fois je suis le plus téméraire et je m’avance face à lui dans l’intention de lui barrer la route. Nous en avions discuté et s’il venait, nous avions décidé de le faire parler.

— On n’a jamais vu Antoine comme ça. Un vrai kamikaze.

Mais l’homme qui marche ne bronche pas. C’est alors Benjamin, un cadet sabreur du club d’escrime, qui s’avance vers lui et qui fait mine de l’embrocher avec une épée de bois qu’il tient souvent à la main. Et notre marcheur accepte enfin de s’arrêter, ce que personne encore n’avait vu.

Tous ceux qui sont descendus sur la placette se sont immobilisés et regardent. Plus un bruit. Tout le monde attend. Même les oiseaux sont stupéfaits par la scène et on ne les entend pas. Alors Benjamin se met à sourire, nous regarde, et avec son épée en bois il frappe le ventre, les épaules et les bras de l’homme qui ne marche plus. Un vrai bruit de caisson métallique vide résonne dans l’espace silencieux, suivi d’un grand rire collectif et tous de s’écrier :

— C’est un robot.

Quel brouhaha ! Quel soulagement ! Que d’embrassades encore interdites ! Si bien que trois minutes plus tard l’homme qui marche, sans qu’il offre la moindre résistance, est assis à la table commune.

— Il sonne creux mais il pèse son poids.

Christelle s’est assise à côté de lui dans l’espoir de le faire parler. Le colonel l’inspecte autant qu’il le peut. Les enfants s’amusent à imiter les robots. Carmen se signe toutes les cinq minutes. Philippe n’en finit pas d’immortaliser l’événement avec ses photos. Et Jeanne essaie de nous faire croire que l’homme qui ne marche plus va bientôt exploser. Gisèle est déjà retournée auprès de madame pour lui raconter ce que fait le peuple à quelques mètres de sa résidence.

Quant à moi, le narrateur, je sais que c’est fini, que la vie de notre quartier ne sera plus jamais aussi intéressante. Je savourais ma tristesse quand je vois venir un homme qui marche. Je ne fais qu’un bond et je suis près de lui avant qu’il ait fait vingt mètres dans la rue.

— Je suis le patron de l’entreprise de la rue des diamantaires.

— Je m’en suis douté en vous apercevant. Nous avons un peu malmené votre robot mais je pense qu’il va bien.

— Merci pour votre prévenance.

— Mais pourquoi construisez vous ces machines ? Et surtout, pourquoi n’avoir alerté personne ?

Le temps nécessaire à la réponse est bref. Sans doute que cette question ne lui est pas posée pour la première fois.

— Depuis les premiers temps historiques bien des animaux et nombre d’êtres humains ont été utilisés comme des objets souvent sans respect, comme s’ils n’avaient pas d’âme. Je me suis dit qu’il serait potentiellement facile de créer des robots qui ressembleraient aux humains.

— Une sorte de canular au deuxième degré et à grande échelle ? C’est cela ?

— J’ai donc créé un robot qui ne saigne pas, ne pleure pas, n’a pas mal, ne ressent rien, n’a pas d’état d’âme, n’écrit pas de poésie, ne revendique pas et ne meurt pas puisqu’il n’a pas à naître. Un homme tel qu’il a lentement évolué au fil des millénaires.

Je regarde cet homme sans âge, au visage inexpressif, à la voix assez monocorde. Je veux le saluer mais c’est lui qui conclue notre rencontre avant de partir vers son entreprise.

— Une nouvelle humanité fait son apparition.


P.S : Christelle se dirige vers Antoine pour répondre à son salut. Mais c’est une autre histoire….

 
 
 

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