#L'Homme qui marche#Anne-Marie Baradon
- Atelier d'écriture
- 21 mai 2020
- 5 min de lecture
J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellée, mais ce dont je suis sure, c’est que je l’ai découvert en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant bras. Il fumait peut-être. Ou à cet instant, peut-être pas. C’est probablement en le revoyant le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparaît dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maison.
Après la mort d’Élise, ma chère grand-mère, décédée il y a quelques mois, j'ai décidé de demeurer ici. C'était son souhait et je ne voulais pas la décevoir. De plus, j'aimais ce quartier que j'avais quitté momentanément pour emménager dans un petit studio proche de la faculté où je terminais mes études de droit. Et bien qu'un peu vieillot, j'appréciais beaucoup cet appartement.
Élise avait été ma seule famille.
À huit ans, j'ai eu l'immense chagrin de perdre mes parents dans un accident de la route. J'ai alors été confiée à ma grand-mère maternelle, Élise, une femme affectueuse, tendre, autoritaire lorsqu'il le fallait. Toutes ces années auprès d'elle s'écoulèrent sereinement.
Mon grand-père, son époux, était lui aussi parti très jeune. Je ne connaissais son visage que par la photo posée sur le meuble de la salle à manger près du cadre de mes parents. Ma grand-mère en parlait quelquefois lorsqu'elle évoquait les souvenirs avec maman.
Élise était une très belle femme. Veuve très jeune, elle aurait pu songer à refaire sa vie. Mais après la mort de mes parents, elle s'était consacrée entièrement à moi. Du moins c'est ce que je pensais.
C'est vers l'âge de onze ans que je me suis aperçue de son petit manège. En effet, chaque soir, lorsque le vieux carillon sonnait 20 heures, ma grand-mère se dirigeait vers la fenêtre de la salle à manger et regardait dans la rue. Je venais d'entrer en sixième et j'avais droit à rester un peu plus longtemps en soirée avant de rejoindre mon lit. De plus, à cette heure-ci, je m'affairais à débarrasser la table du dîner. Un soir, prise de curiosité, je mis le nez à la fenêtre de la cuisine qui elle aussi donnait sur la rue. Je ne vis rien de particulier si ce n'est qu'un homme marchait, seul sur le trottoir d'en face. Il disparut au coin de la rue puis quelques minutes plus tard réapparut dans l'autre sens.
Le lendemain et les jours qui suivirent, je me pris au jeu et continuai ma surveillance.
Et à chaque fois, le même scénario. Cet homme marchait sur le trottoir d'en face et quelquefois regardait discrètement en direction de notre immeuble.
Il était grand, mince, brun, un bel homme apparemment.
Rien d'extraordinaire me direz-vous. Je me posais tout de même quelques questions.
L'homme n'avait pas d'animal avec lui. Que pouvait-il faire tous les soirs à la même heure sur ce trottoir ? Rentrait-il de son travail ? Habitait-il le quartier ?
Pendant la période de mes études, je reprenais mon poste d'observation chaque week-end.
Un soir, je finis par avouer à ma grand-mère que cela faisait des années que je regardais moi aussi chaque soir par la fenêtre pour épier cet homme mystérieux. Elle parut contrariée de ma découverte mais s'en sortit par une pirouette prétextant qu'elle aussi avait remarqué cet homme qui devait certainement habiter le quartier et faisait une promenade avant de rentrer chez lui. Nous n'en avons jamais reparlé. Je fis mine de ne plus m'intéresser à la situation et le plus souvent je me retirais dans le salon pour regarder les informations à la télévision ou feuilleter une revue.
Parfois, la sonnerie du téléphone retentissait et j'entendais ma grand-mère murmurer. Comme la fenêtre du salon donnait également sur la rue, je remarquais qu'à chaque fois l'homme marchait et comme par hasard avait également son téléphone portable à l'oreille. Simple coïncidence peut-être.
Mes études terminées, je revins habiter près d’Élise. Malheureusement, ce fut pour une courte période. Elle mourut subitement un matin d'automne. Je me retrouvai seule dans cet immense appartement plein de souvenirs.
Mon chagrin un peu atténué, je décidai de donner un petit coup de jeune à ces vieilles pièces et envisageai de commencer quelques travaux.
C'est en faisant du tri dans la chambre d’Élise que je m’aperçus que son petit meuble à tiroir qu'elle tenait toujours fermé à clés était resté ouvert. Curieuse de nature, je ne pus m'empêcher de regarder à l'intérieur de ces tiroirs secrets. Et là, surprise, Je découvris sous le petit coffret à bijoux une photo. Sur le moment, je n'en crus pas mes yeux. Ce visage était celui de l'homme qui marchait dans la rue.
Quelques mots signés Pierre au dos de la photo me firent comprendre qu'ils s'étaient profondément aimés il y a de nombreuses années. Mais mon arrivée brutale dans la vie d’Élise avait sans doute fait cessé leur relation.
Ma grand-mère que j'adorais avait sacrifié sa vie de femme pour moi, Comme elle avait dû souffrir. Je comprends que ce matin là son pauvre cœur meurtri avait fini par lâcher.
Le soir même, à 20 heures, je repris mon guet à la fenêtre du salon. Et je le vis passer : grisonnant, voûté, une canne suspendue à son bras. Il avait brusquement vieilli. Il avait dû apprendre pour Élise car désormais il ne regardait plus en direction de l'appartement.
Le lendemain, un peu avant 20 heures, je descendis l'escalier et attendis sous le porche. Je l'aperçus au loin et m'élançai dans sa direction. Arrivée à sa hauteur, je l'interpellai :
— Monsieur Pierre, je suis Louise la petite-fille d’Élise. Il s'arrêta et me dit :
— Comme vous lui ressemblez.
Après un court silence, je repris :
— Vous avez dû apprendre le décès de ma chère grand-mère… C'est moi désormais qui habite l'appartement. Pendant plusieurs années je vous ai observé tous les deux. J'en ai même parlé à Élise mais elle ne m'a jamais avoué son secret. Comme vous devez m'en vouloir d'avoir empêché votre relation.
Il me répondit calmement :
— Nous avons effectivement vécu pendant quelque temps un amour très profond mais impossible. De mon côté j'avais une famille que je ne pouvais abandonner. Nous avons interrompu notre relation d'un commun accord, mais nous avons pris la décision d'un rendez-vous et chaque soir à la même heure je passais sur le trottoir d'en face. Nous n'avons jamais manqué un seul soir. C'était une manière de nous prouver que nos sentiments étaient toujours aussi forts. Nous nous parlions quelques instants par téléphone. Désormais, elle n'est plus là mais je continuerai tant que je pourrai, à faire le tour du pâté de maison, Ce sera ma manière à moi d'entretenir ce merveilleux souvenir.
Sur ces paroles, il me salua et je le regardai s'éloigner. Il disparut au coin de la rue. Je regagnai mon appartement heureuse d'avoir pu lui parler quelques minutes. Enfin, je découvrais le secret d'Elise. Quelle belle histoire. Elle me rappelait celle aussi bouleversante de Francesca et Robert dans le film de Clint Eastwood « Sur la route de Madison »… Peut-être mon côté fleur bleue.
Je le vis encore marcher pendant plusieurs mois. Puis un soir, le carillon sonna 20 heures, j'étais comme à chaque fois derrière ma fenêtre. J'attendis un bon moment ainsi que les jours qui suivirent. « Tant que je pourrai » m'avait-il dit. Était-il malade ? Décédé ? Je ne connaissais que son prénom, et les quelques personnes à qui je m'étais adressée pour recueillir d'éventuels renseignements ignoraient tout de cette personne.
Longtemps encore, je continuai chaque soir, instinctivement, à surveiller, espérant voir apparaître sa silhouette malingre et voûtée, mais je ne revis jamais l'homme qui marchait.
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