#L'Homme qui marche #Annie Fuselier
- Atelier d'écriture
- 19 mai 2020
- 6 min de lecture
L’homme qui marche
J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellé, mais ce dont je suis sûr, c’est que je l’ai découverte en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être. Ou, à cet instant, peut-être pas. C’est probablement en la revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparait dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maisons.
Mardi
Elégant, il est toujours vêtu de la même manière. Sa gabardine beige impeccable suit le rythme de son pas délibéré. Son chapeau de feutre noir dissimule presque entièrement ses cheveux blancs. Je n’aperçois sa nuque qu’après qu’il est passé sous ma fenêtre. À quoi lui sert sa canne puisqu’elle pend à son avant-bras ? Est-ce l’indice d’une nostalgie pour une époque révolue ? Ou bien un accessoire indispensable à une intervention manuelle quelconque, voire des intentions criminelles ? Qui sait ?
Mon questionnement vagabonde dès que l’inconnu apparaît au bas de ma rue. Selon les jours, je lui attribue des raisons diverses pour son passage quotidien. Son identité, telle un faux passeport, fluctue entre l’ancien athlète maniaque des promenades de santé ou le veuf éploré, en pèlerinage sur un trajet autrefois tendrement partagé. Les hypothèses, quoique nombreuses, ne sont guère convaincantes.
D’ailleurs il y a ce téléphone ! L’objet pourrait dénoncer le détective privé en quête de preuves accablantes sur un habitant du voisinage. Mais, avec un tel manège pendant des années, c’est peu plausible. Même aveu de scepticisme quant à l’hypothèse de l’espion. Un nouveau 007 à pied, dans ma rue, ce n’est guère hollywoodien ! Et puis, les concierges officieuses du quartier (de guet permanent derrière leurs rideaux) auraient vite fait de le démasquer ! L’homme qui marche d’un pas si décidé recèle plus de mystère. Mon imagination atteint vite ses limites.
La rue, déserte à cette heure de la tombée de la nuit, disparaît sous des stores déjà baissés. De rares lampes s’allument une à une derrière les voilages d’en face. J’ai gribouillé quelques croquis aujourd’hui. La concentration me fait défaut. L’épidémie sévère, qui m’oblige à rester chez moi depuis déjà une semaine, ne me stimule pas beaucoup. J’ai bien emporté avec moi quelques dossiers du bureau mais rien ne se concrétise. Mon projet de rénovation d’un appartement ancien au centre-ville n’aboutit pas. La transformation d’un atelier en loft non plus. Je manque vraiment d’assiduité. J’aurais plutôt envie de peindre ou de modeler de la terre, comme autrefois.
Mercredi
Je me suis remis de bonne heure au travail pour avancer. Difficile. Ce que j’ai fait hier ne me plaît guère. Pas du tout, en fait. Je dois tenir compte davantage des critères imposés par les clients. Je les oublie un peu, ceux-là. Leur présence toute virtuelle et l’absence de délais de livraison, compte tenu des circonstances sanitaires, ne m’encouragent guère. La morosité ambiante et cette solitude imposée me sclérosent les méninges. Je me sens ailleurs. Je pense à la silhouette élancée qui va bientôt passer.
À 19 heures j’abandonne mon crayon pour me poster à la fenêtre. Il n’y a personne que le marcheur sans nom. Il monte la rue de sa démarche assurée. Cela me rassure, d’une certaine façon, de le voir fidèle à sa routine. L’indéfectibilité de son passage est un facteur équilibrant. Un repère. Peut-être que si je faisais le tour du pâté de maisons, je percerais son secret.
Tout à coup, l’homme s’arrête et lève les yeux sur l’immeuble de l’autre côté de la rue. Suivant la direction de son regard, j’aperçois la voisine d’en face. Une inconnue. Je vois surtout ses cheveux bruns qui contrastent avec le rideau qu’elle écarte. Celui-ci retombe aussitôt et la femme disparaît.
Jeudi
J’ai hâte de m’approcher de la fenêtre en fin d’après-midi. Je me suis levé plusieurs fois de ma chaise, à l’affût de ce qui se vit en face. Simple curiosité. Le rideau est en place. Nul mouvement perceptible à l’intérieur.
À l’heure dite, pourtant, le voilage s’ouvre totalement. L’homme qui marche emprunte
son trajet habituel. La voisine m’adresse un vague sourire, qui suscite d’aussi vagues réminiscences. Pourtant cette tête ne m’évoque rien. Je crois n’avoir jamais rencontré de brune aux cheveux ainsi coupés en carré court. Mais son sourire timide n’est pas sans écho. Ses grands yeux noirs (que je n’avais pas encore vus) ne manquent pas d’attirer mon attention comme une confuse résonance.
Incapable de mobiliser le moindre indice de reconnaissance, je referme ma fenêtre en même temps que cette parenthèse fugace. C’est agaçant de fouiller sa mémoire et de s’y perdre au milieu de souvenirs en désordre sans plus de succès ! Je vais me coucher, intrigué par ce sourire et en colère contre ma propre incapacité.
Vendredi
La nuit n’a été qu’une longue série d’insomnies. Je sillonne ma mémoire afin d’y déceler quelques éclats de reconnaissance. Je n’ose pas apostropher la voisine pour l’interroger sur son identité. Ce serait d’un mauvais goût ! Ou cela pourrait être mal interprété.
Le confinement dans lequel la pandémie nous enferme ne facilite pas non plus le dialogue. Impossible de travailler aujourd’hui plus qu’hier Mon esprit est trop envahi de pensées parasites. Pour m’occuper les mains, je me mets à ranger l’appartement. Rien n’y est en ordre. Les livres d’art sont empilés pêle-mêle sur les étagères. Mes gros doigts laissent tomber des bibelots, des essais de sculpture ébauchés dans mon adolescence. J’attrape une pile de documents et toute une liasse de dessins s’éparpille sur le sol.
Parmi eux je retrouve notamment mon croquis d’après « L’homme qui marche » de Rodin. Je me rappelle que j’en avais admiré la force, la puissance de la musculature. Cet homme sans bras ni tête me fascinait. C’est un torse comme le sien que j’aurais aimé sculpter. Sans doute était-ce aussi la frustration de ne pouvoir en exhiber un semblable auprès des filles, qui étaient en stage avec moi cet été là, en 1986… Quand j’avais seize ans, mon gabarit était plutôt celui d’un garçonnet. Il n’y avait guère que mes mains pour annoncer l’homme un peu trapu que je suis devenu à cinquante ans.
Sur le point de remettre cette esquisse dans la chemise de l’année 1986 je regarde ma montre : 19 heures. Peut-être ai-je raté mon rendez-vous avec l’homme qui marche… et avec ma voisine. Sa présence à sa fenêtre semble m’indiquer que non. Nous échangeons un petit signe de connivence et le voici qui paraît à l’angle de la rue. Profil et maintien habituels. A peine est-il passé que mon regard se tourne vers l’immeuble d’en face.
La voisine est à son poste d’observation. Elle m’adresse de grands signes, agitant ses mains effilées dans un élan apparemment joyeux. Signes d’enthousiasme, que je ne décode pas vraiment. Mais qui m’intriguent de plus en plus. La soirée, voire la nuit, promettent encore des remontées dans le temps au fil des intrusions mystérieuses du passé.
Samedi
Mon ouvrage reste intact. Toute la journée s’étire à attendre le passage de l’étranger, devenu presque familier tant sa silhouette s’inscrit sur l’horizon, infaillible et désormais reconnaissable entre mille. Les heures s’égrènent lentement. Le temps se traîne dans la solitude de la pandémie. Mon impatience grandit. L’homme passe. Ma voisine s’avance carrément sur son balcon. Triomphante, elle brandit un dessin au fusain d’après Giacometti.
Bien sûr ! Alors une vague de souvenirs m’emporte sur les traces de cet homme filiforme, au buste incliné, qui marche vers un but énigmatique, sur des jambes immenses aux pieds englués dans le sol.
Bien sûr ! C’était lors de notre stage d’été, en 1986. Je me le rappelle subitement. Le personnage de Giacometti, c’était l’autre modèle que le sculpteur des bords de l’Ouche nous avait demandé de reproduire. Le thème du travail était : le corps humain. C’est là, à l’occasion de cet atelier, que j’avais rencontré pour la première fois la voisine d’en face. Je ne me souviens plus de son nom de famille. Elle avait, à l’époque, de longs cheveux bruns. De grands yeux noirs et un sourire timide. Elle s’appelait Marie.
On dirait que l’homme qui vient de passer ce soir, comme tous les autres soirs, a fini de jouer son rôle de médiateur. J’ai retrouvé Marie de ma jeunesse. Ses cheveux sont plus courts. Je ne suis pas près de l’embrasser. Confinement oblige.
L’homme qui marche viendra-t-il encore demain ?
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