#L'Homme qui marche #Cathy Legros
- Atelier d'écriture
- 10 mai 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 mai 2020
L'homme qui marche
J'ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l'homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l'instant précis où sa présence m'a interpellée, mais ce dont je suis sûre, c'est que je l'ai découverte en regardant par la fenêtre. L'homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être, ou, à cet instant, peut-être pas. C'est probablement en la revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l'angle de la rue et réapparaît dans l'autre sens, que je compris le manège. L'homme fait le tour du pâté de maison.
C'est devenu une obsession. Le voir.
12 novembre
18h. Il apparaît.
Légèrement courbé il glisse en avant et marche seul au milieu d'un vide pesant.
Il n'y a pas âme qui vive.
Je dois bien l’avouer. Il me serre le cœur.
Il est si âgé.
Il s'appuie sur sa canne. Il avance péniblement. Il fait si froid.
14 novembre
Même heure
Son ombre m'a presque fait peur. Elle grandit...
C'est lui.
Cette fois, on dirait qu'il chante. Il chantonne peut-être une chanson douce.
Ça, je trouve ça bien.
Il prend l'air pour se dégourdir les jambes.
L'air est frais, les arbres frissonnent. Les géraniums sont encore en fleurs.
18 h
Je le vois passer. Sa main est tremblante.
Il est seul.
Son regard est fuyant.
Le silence semble le traverser.
Il avance, debout, il avance.
Un autre jour, il s'est arrêté brusquement.
Il regarde je ne sais quoi là, par terre.
Il a peut-être perdu quelque chose.
Il repart. Il parle tout seul. Mais il a l'air heureux.
Combien de fois, ai-je souhaité lui parler
courir vite à ses côtés.
Pourquoi ne l'ai-je pas fait.
J'aurais dû.
C'est un temps de gueux !
Postée derrière ma fenêtre je l'attends.
Je suis inquiète.
Et puis, soudain, je le vois.
Il a l'air en bonne santé.
Je suis ravie.
L'hiver s'est passé comme cela.
Je le connais bien.
Il m'est arrivé de remarquer quelque chose juste au bout de ses lèvres.
Ses épaules se soulèvent.
J'ai l'impression qu'il engage une grande conversation.
Il est même affreusement bavard.
Il se fâche. Il redevient sage. Il rit.
A-t-il perdu la raison ou est-ce tout simplement l'effondrement d'un être.
Qu'est ce que je fais là, debout, presque tous les soirs à l'attendre cachée derrière ma fenêtre.
Je m'appelle Marie. Je suis journaliste. C'est peut-être une déformation professionnelle.
C’est un idiot, un imbécile qui sait ?
Un fou
J'ai peur.
Quoi, il s'est accroupi.
Il ne va tout de même pas marcher à quatre pattes !
Il est si présent, pathétique.
Comment ne pas s'interroger.
Mars arrive. C'est une journée froide, et le ciel est d'un bleu surprenant.
Un petit coin de soleil, à l'angle de la rue… Il va venir.
Je l'attends
Je l'attends.
Qu'est-il devenu.
Je l'attends.
18 mars
18h
Il me manque.
Je ne guéris pas. Il me manque.
Avril
C'est une belle journée. Le printemps a frappé.
C'est une fanfare de fleurs.
Mon ami très cher a disparu.
J'ai du chagrin. C'est comme cela un chagrin, ça ne s'explique pas.
Les rues se sont remplies et deviennent plus bruyantes.
Les merles sont revenus, les rouges- gorges.
Les jardiniers sont de retour.
Aujourd'hui je sors acheter un joli bouquet de tulipes.
Cet homme me manque.
Quelqu'un m'a gentiment touché l’épaule, là, derrière moi.
Je sursaute
- Vous m'avez fait peur !
C'est un très vieux monsieur à présent. Il m'avait soignée avec tant de dévouement lorsque j'avais 20 ans, un peu moins et un peu plus.
- Trop contente de vous revoir. On a tant de souvenirs.
Je lui ai raconté cette histoire.
- Je vois de qui vous parlez. Son nom, je ne sais plus. C'était il y a très longtemps.
Il était si gai, avec ce côté pétillant qui faisait le bonheur de ceux qui l'entouraient.
Soudain celle qui fut des années pour lui source de soleil le quitta.
Tout le monde sait qu'une absence, c'est ce qu'il y a de plus lourd a porter.
Elle fut dans sa démarche, dans ses yeux, dans la musique qu'il écoutait.
Il n'était plus qu'un morceau de vie où le ciel, lui volant son amour, s'était assombri.
Pourtant il s'arracha du désespoir.
On était tous si heureux pour lui.
Lala lui redonna le goût des choses.
Il plaisantait, avec cette gaîté un peu folle et faisait le bouffon.
Il la gorgeait de baisers.
Ils avaient beaucoup de gentillesse l'un pour l'autre.
C'était émouvant.
Il devenait fragile. Il tomba malade.
Un matin, il s'est écroulé comme ça.
Un hurlement, long et rauque dont l’écho résonna au delà du quartier nous transperça.
Les voisins accoururent. J'arrivais.
Il ne respirait pratiquement plus.
Lala était à ses côtés, sa petite chérie, son adorée, son ange gardien comme il disait.
Elle était allongée sur lui, sur son cœur plus exactement, pour le protéger.
Son petit menton tremblait. Elle avait blotti sa tête contre la sienne et avec beaucoup de conscience, tant de soin et d’amour, elle soufflait en ondes douces et régulières, les narines dilatées sur sa bouche à peine entrouverte.
Son souffle chaud lui traversait la poitrine.
Elle lui sauva la vie.
Lala n'était plus toute jeune.
Ils reprirent leurs balades quotidiennes.
Ils s'amusaient ensemble, couraient, s'arrêtaient.
C'était en fin de soirée. Ils prenaient le même chemin dans un sens et puis dans l'autre.
Amants brûlant d’amour, ils se comprenaient au moindre regard.
Lala s'est faite renversée par une voiture.
Voilà.
On le vit beaucoup plus tard errant dans la même rue, se promener seul.
Rompre avec les choses réelles disait Chateaubriant, ce n'est rien. Mais avec les souvenirs !
Le cœur se brise à la séparation des songes.
Elle s'appelait Lala.
Elle avait un charme fou. Elle était fantastique, pleine de drôleries entre rire et œil langoureux.
Ils avaient des projets en commun.
Marie ne rencontrera jamais cet homme, ne lui parlera jamais, mais elle n'oubliera jamais.
On ne l'entendit plus jamais aboyer.
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