#L'Homme qui marche #Claude Rancurel
- Atelier d'écriture
- 9 mai 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 mai 2020
L'homme qui marche
« J'ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l'homme a toujours été là, comme je l'ai vu encore hier soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l'instant précis où sa présence m'a interpellée, mais ce dont je suis sûre, c'est que je l'ai découverte en regardant par la fenêtre. L'homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l'oreille, sa canne suspendue à son avant bras. Il fumait peut être. Ou, à cet instant peut-être pas.
C'est probablement en la revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l'angle de la rue et réapparait dans l'autre sens, que j'ai compris le manège. L'homme fait le tour du pâté de maisons »
La lettre de Lucie soulève en moi une question : cette ronde quotidienne a certainement sa raison. Ma curiosité fait surgir, presque brutalement, une période longtemps douloureuse de ma de ma jeune existence. Un grelot du passé tinte en moi. Je laisse se diffuser une émotion très douce. Je l'écoute comme une musique lointaine… J’entends le pas d'un homme que, l'année de mes sept ans, je guettais avidement.
Aujourd'hui je peux me souvenir sans douleur de cette marche régulière, obstinée, rassurante, de l'homme qui s'acheminait jusqu'à notre porte. Cette part de mon enfance, je ne l'ai pas écrite. Pourquoi ?
Me voici à mon bureau où repose la page blanche. Je m'adresse à mon amie.
« Ma chère Lucie, tu ne sais rien de mes années de guerre… En 1942, j'habitais chez mes grands parents, à la campagne, une petite maison de pierres. De la lucarne du grenier j'apercevais de loin les cheminées des usines du Creusot. Dans la cave se cachait le poste de radio « la TSF ». Nous y écoutions les voix de Londres.
Un soir, à l'heure où tout est silence, nous avons perçu, depuis le jardin, un bruit de pas bien réguliers, bien martelés. Une haute silhouette est apparue, aux jambes longues, trop maigres, trop droites. Des souliers à semelles de bois chaussaient des pieds surdimensionnés. Bien entendu, à cette époque, il ne portait pas de téléphone.
L'homme a remis à mon grand-père un papier plusieurs fois plié, puis il a poursuivi sa marche en direction de la forêt, le buste un peu penché. Quant au message, une fois lu, il a été jeté dans les flammes de la cheminée. J'étais intriguée.
Le marcheur est revenu régulièrement. Désormais, il entrait chez nous et gagnait le bureau de mon aïeul. Tous deux, penchés sur la table, crayons en main, scrutaient des cartes de la région : celles des routes, des sentiers et surtout des forêts. De mon côté j'avais pris l'habitude de dessiner « un homme qui marche ». Mes oeuvres déclenchaient un sourire très beau. Parfois, il m'apportait un poème recopié d'une écriture haute et penchée sur une feuille d'écolier. Par exemple :
« Je suis le magicien
qui sait tout de demain
Présent, Avenir, Destin
Sont entre mes mains. »
Au milieu d'un automne très doux, celui de 1942, nous sommes descendus à la cave
pour écouter en cachette le message de Londres que le son d'une sorte de moulin à musique tentait en vain de brouiller. Une phrase énigmatique se répétait sans cesse:
«PAUL ET HENRI FUMENT TROP » (1)
Le lendemain, les usines du Creusont étaient écrasées, anéanties sous les bombes
de l'aviation anglaise Royal Air Force.
Je me souviens encore du grondement des avions, d'un terrible fracas, du ciel embrasé.
Jamais plus, ensuite nous n'avons revu le visiteur du soir.
Au début de l'année suivante, une lettre est parvenue à mon grand père. Il l'a ouverte de ses mains tremblantes. La lecture des premières lignes l'a jeté dans l'affliction. Ma grand mère a posé son tricot ; et s'est mise pleurer. J'ai entendu :
« Les allemands l'ont arrêté, l'ont torturé ; il en est mort. Mais il n'a pas parlé. »
L'enfant que j'étais est restée muette et sans pleurs, mais un torrent d'angoisse a inondé sa poitrine. Les mots prononcés étaient par eux mêmes lourds de cruauté : « arrestation, Gestapo, torture, exécution. » Ils provoquaient en moi un arrachement, un séisme.
Les années de Collège et de Lycée n'ont pas apporté la guérison de mes cauchemars
en dépit de la tendresse de mes parents, et du savoir des médecins.
« Ma chère Lucie, crois tu au Destin ? Au Miracle ?
Beaucoup plus tard j'ai conduit mes élèves à Paris jusqu'à l'exposition des œuvres de Giacommetti. Dans le musée silencieux, je me suis trouvée devant « l'Homme qui marche », cet homme « immobile à grands pas » comme le dira Valéry, le poète.
Il m'a semblé connaître cet Homme depuis toujours, et le reconnaitre. À cet instant l'angoisse m'a quittée, un bonheur en moi s'est glissé : le héros de mon enfance était là, immortalisé.
Aujourd'hui, devant chez toi, Lucie, un homme tourne en rond. Ne pourrait on pas le tirer d'une solitude ou d'une souffrance par un signe, par une parole ?
(1)Note : Prénoms des propriétaires des Usines : Paul et Henri Schneider.
Photo
Portrait de Giacometti par Yan Pei Ming
Statuette africaine datant de 1927.

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