#L'Homme qui marche #Gérard Giraud
- Atelier d'écriture
- 23 mai 2020
- 9 min de lecture
L’homme qui
J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellée, mais ce dont je suis sûre, c’est que je l’ai découverte en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être. Ou, à cet instant, peut-être pas.
C’est probablement en revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre, qui marche, disparaît à l’angle de la rue et réapparait dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maison.
Voilà ce que j’écrivais dans mon journal, en 2005, il y a cinquante ans.
Pourquoi cette observation banale s’est-elle imposée à mon esprit comme chargée de sens ce jour-là, plusieurs années après mon emménagement ? Je ne saurais le dire. Certains parleront de prémonition ou de destin.
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Mes enfants étaient grands et loin. Leur père m’avait quittée depuis longtemps au prétexte d’un accident de voiture. Quand je dis « au prétexte », c’est pour bien marquer combien, au fond, je lui en voulais, bien qu’il n’ait pas été responsable de cette tragédie.
C’est à ce moment que j’avais emménagé ici où j’avais pris l’habitude de longues et fréquentes promenades au Père Lachaise. J’avais aussi pris goût à la littérature noire des romantiques et à l’architecture néogothique. Je ne parvenais pas à tourner la page. La souffrance m’était devenue une raison de vivre, une drogue, un cilice qui me prouvait chaque jour que j’existais encore. Mais, pourquoi exister ? Je me gardais bien de me poser sérieusement cette question. C’eût été suicidaire.
Cet homme, dont la promenade était, dans le moment et la durée, quasiment mécanique, devint rapidement un point stable qui me permit de reprendre pied avec la réalité. Tout au moins de pouvoir faire semblant. L’étonnant manège devint soudainement, en quelques semaines, un centre d’intérêt, une distraction, un chemin d’accès à la résilience. Celle-ci ne guérit pas les blessures, elle permet de vivre avec sans déranger les autres. Je résolus de le rencontrer.
Le lendemain, il ne sortit pas. Mais je le vis revenir au bout d’une heure. Le surlendemain, je le vis sortir. Mais il ne revint pas. Du moins, pas dans le délai habituel.
Pourquoi ces anomalies s’étaient-elles produites précisément au moment où j’avais décidé d’entrer en contact ?
Il disparut. Cela attisa mon attente, comme pour un bébé qui voit disparaître un jouet coloré sans en comprendre la cause. Ce manque, excitant et obsédant, éloigna ma tristesse, chaque soir, au retour du travail. Je ne m’en rendis pas compte. La situation d’ardente distraction qui s’était créée me faisait vivre un monde excitant. J’étais la petite fille que j’avais été, en attente du passage du Père Noël. Je plongeais dans un univers de mystère, d’imagination, de littérature. Tout devenait possible. Et même le reste. Et même plus. Le monde se réenchantait. Je me surpris à prendre du temps devant le miroir. Je redevenais une femme vivante.
L’horloge du phénomène se remit à battre. Je dévalai les escaliers pour suivre l’homme. Au moment où j’ouvrais la porte, il tournait, étonnamment loin, déjà au bout du pâté de maisons, comme si le temps que j’avais mis à descendre s’était écoulé pour lui plus vite que pour moi. Une pensée m’effleura : « quelque-chose cloche… », puis se dilua dans l’urgence de la course nécessaire pour le rattraper. Arrivée au virage, stupeur : il avait disparu.
Le lendemain, je l’attendis sur le trottoir, en bas de chez moi. Il avançait, toujours le téléphone à l’oreille. Il ne parlait pas. Il écoutait. Il souriait. Un large sourire. Inexpressif. Son visage, du moins ce que j’en vis brièvement car il ne s’arrêta pas, évoquait ces photos tragiques de gueules cassées de la Grande Guerre, mais en moins atroce, dont une chirurgie esthétique aurait réussi à lisser les dégâts. Ce sourire permanent me mis mal à l’aise. Comme si une part de son humanité lui avait été retirée. J’eus un recul.
Il disparut instantanément au coin, comme dans un film. Je mis cela sur le compte de ma sidération : secouée dans mon esprit, mes yeux avaient occulté la poursuite de son chemin. Le suivre serait inutile. Ce serait pour le lendemain.
Je n’entendis pas plus le son de sa voix. Mais il avait anticipé ma présence. Il me tendit un feuillet sur lequel était inscrit « Suivez-moi ». Il consentait donc. Puis il remit son téléphone à l’oreille. Il était près de vingt-et-une heure. La nuit était tombée, les bureaux du quartier étaient tous éteints : plus même un directeur pour se rassurer sur son importance et sa différence distingante d’avec les employés.
Il s’arrêta devant un épais porche haussmanien, me regarda comme pour s’assurer de mon consentement qu’il saisit au vu d’un battement de paupière. Un courant passait. Pourquoi ? Le porche grinça faiblement, comme pour, lui aussi, consentir par une plainte. A droite se trouvait l’ancienne loge, désaffectée. Il l’ouvrit et se dirigea vers une porte qui, une fois ouverte, laissait deviner les profondeurs de la cave.
Je dus hésiter un instant. Il le sentit, s’immobilise se retourna. Je fis un pas. Etonnant comme il sentait mes pensées sans aucun échange verbal. Je ne comprenais pas ce silence. Le sourire figé restait là. Il avait pris une lampe tempête qu’il alluma tout en me jetant quelques regards furtifs. Dans la cave, une autre porte donnait sur un long couloir obscur. Mon cœur battait plus fort et mes tempes en palpitaient. La curiosité, exacerbée par le comportement de l’homme, m’envahissait, troublante au point d’en être exigeante. Était-il conscient de mon état ? Me manipulait-il ?
Cela sentait le moisi, l’égout, peut-être. De l’eau suintait et gouttait. On percevait, au loin, comme l’écoulement d’une rivière. Plusieurs fois, la direction changea. J’aurais été bien en peine de revenir. Je compris que nous nous trouvions dans le Paris souterrain, sans doute un boyau abandonné car aucune plaque ne fournissait le moindre repère.
Après quelques minutes de trajet, l’homme s’arrêta devant une lourde porte métallique qu’il ouvrit. Etais-je tombée dans les griffes d’un fou ? La lumière électrique dévoila une pièce dont on devinait, à travers d’autres portes, qu’elle faisait partie d’un véritable appartement.
Il y avait là un ensemble d’écrans, qui affichaient des courbes en perpétuelle évolution et des images de salles de bourses du monde entier. J’étais ébahie. Mon visage devait laisser deviner un bouillonnement d’interrogations. Il me montra un bureau, sa main m’invitant à m’y asseoir. Il dut prendre conscience du trouble que provoquait son silence. Il ouvrit la bouche. Il n’avait plus de langue. De surcroit, les commissures de ses lèvres montaient très haut le long de ses joues, si bien que sa mâchoire ouverte en était effrayante.
Sur le bureau se trouvait une feuille pliée sur laquelle était écrit « Pour vous ». Je l’ouvris. « Revenez dans un mois, me disait-il, après avoir lu le livre, mais pas avant. » Un ouvrage était posé là : "Victor Hugo – L’homme qui rit". 800 pages ! C’était un ordre. Il me raccompagna jusqu’au porche.
Le sourire défigurant était le seul point qui rattachait cet ouvrage à l’homme des souterrains. Que voulait-il me dire, lui qui, contrairement à "L’homme qui rit", ne pouvait parler ? Victor Hugo était d’une époque lointaine quoique la brutalité sociale soit aujourd’hui tout aussi féroce dans bien des pays de la planète. Et le cynisme des puissants tout aussi vivant. Pourquoi avait-il perdu sa langue ?
Pourquoi avait-il été défiguré ? Que faisait-il depuis son bunker boursier ? Ces questions me traversaient l’esprit lorsque j’interrompais quelques instants ma lecture de L’Homme qui rit.
La motivation aidant, je finis cependant par me prendre à la fable sociopolitique du bouillonnant Hugo. A mi-parcours, la hâte de finir ne venait plus du désir de comprendre. Elle avait muté vers la hâte de connaître la fin de l’histoire. Comme tout lecteur, j’avais fini par noter quelques extraits, quelques citations, quelques réflexions. "Le seul vrai lecteur, c'est le lecteur pensif. C'est à lui que ce livre est adressé" en était une. La seconde phrase me ramenait au personnage de l’homme qui marche.
J’avais retrouvé mes marques sociales et mon entrain professionnel. On s’en réjouissait autour de moi. Je menais, en quelque sorte, une double vie : journaliste battante le jour, lectrice évadée dans un univers mystérieux et lointain en soirée. Dans l’attente d’entrer dans un réel extraordinaire auquel m’aurait préparée ma lecture. Un reportage en vue, peut-être, qui me hisserait (enfin !) aux cénacles de ceux qui comptent, parlent, sont interrogés, écoutés et respectés.
Cet homme, qui poursuivait ses déambulations d’horloge me voulait-il du bien ? M’utilisait-il? Le mois passa. Le livre était achevé.
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Je l’attendis au soir du trente-deuxième jour. Il me tendit un feuillet qui ne disait pas «Suivez-moi » mais « Vous trouverez sur tel site une histoire qui fera de vous une écrivaine reconnue ; ne cherchez pas à copier ce fichier : ses lignes se détruiront au fur et à mesure que vous les ferez défiler. N’en soyez pas troublée. Lisez avec attention et respect, laissez-vous imprégner. Vous aurez là, par votre imagination et votre sensibilité, matière à un roman qui fera date et peut-être même plus. Je suis au bout. Je redoute le mal que peut faire le bien. Soyez courageuse. Vous valez mieux que ce qu’attendent de vous les maîtres du journal. La réalité est dans la fiction, pas dans le misérable reportage hypocrite et divertissant. »
Le temps de lire, il avait disparu. Il ne revint jamais.
Ce court document était son histoire. Sa lecture m’a profondément marquée.
Je n’ai pas eu le courage d’écrire le roman dont il m’avait en quelque sorte chargée. J’ai traîné toute ma vie cette impuissance comme une culpabilité. Je ne me suis pas sentie capable de construire une fiction à partir de la tragédie que j’avais découverte sur mon écran. L’homme qui marche m’avait sans doute surestimée.
Aujourd’hui en maison de retraite, devant l’horizon qui descend inexorablement, j’ai pris la décision, au moins, de témoigner. J’avais fait plus que m’imprégner ; à quelques mots près, j’avais, mémorisée la matière que m’avait fournie l’homme.
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Je m’appelle Enzo Leopardi. Giacomo Leopardi, le plus grand écrivain italien après Dante est un de mes lointains ancêtres. Je suis né près de Florence juste après la guerre. L’Italie venait de tourner la page du fascisme. Après des études de droit à l’Université de Ferrare, je suis devenu magistrat. J’ai entamé une humble carrière de petit juge de province dans le nord, au pied des Alpes.
Un jour, j’appris le décès dans des circonstances atroces d’un ami très cher, Umberto, presqu’un frère, que j’avais connu à l’université. C’était un garçon droit, intègre, cultivé d’une bonté sans égale. Sicilien, il était retourné à Palerme où il débutait une carrière brillante dans la police criminelle. Cosa nostra l’avait torturé puis, agonisant, assassiné sur une place de village.
Ce fut une blessure dont je ne devais jamais guérir. Le monde s’était désenchanté. La splendeur peut-elle survivre après une telle abomination ? Je pris conscience que les monstres que nous avions cru terrassés après la Libération étaient toujours en vie. « La bête est encore féconde… » écrivait Brecht. Ils n’étaient plus les mêmes, mais ils étaient là, avec leur acharnement à terrifier, asservir, déshumaniser.
À cette époque, les maffias n’avaient pas encore vraiment pris pied en Lombardie. Après les assassinats du Général Dalla Chiesa, puis des juges Falcone et Borsellino, on prenait conscience de leur permanence, de leurs ramifications, de leur croissance. Des interrogations se faisaient jour sur la mort d’un Pape, d’un Président du Conseil… Je devenais, en charge du poids du monde.
La pôle anti-mafia de Rome cherchait de jeunes magistrats sans liens familiaux ou affectifs forts pour renforcer ses équipes. Je remplissais les critères. Ma candidature fut acceptée. Je n’étais pas sur le devant de la scène. Je travaillais sur dossiers. En peu de temps, j’en sus beaucoup. Trop.
Des hommes de main m’enlevèrent. Je ne sus jamais ce qui dérangeait la pieuvre dans ce que je savais. On ne me brutalisa pas. Mais je me réveillai un matin sur la chaussée, dans un faubourg de Rome, sans langue, avec une bouche qui me remontait sur les joues. On me réforma. Je devins correcteur de presse, développeur informatique, analyste financier puis trader. Il n’est, pour ces métier, nul besoin d’être beau ni de pouvoir parler. Un clavier fait l’affaire. Le trader engrangea une fortune. Ces divers métiers me permirent de découvrir que les maffias avaient intégré les mortifères jeux financiers planétaire en y injectant les monumentales liquidités amassées depuis plus d’un demi-siècle. Tout était inextricablement lié.
À ma retraite, ma blessure se fit plus pressante, plus continue, plus exigeante. Une idée se fit jour : ruiner la fortune des maffias grâce à mes connaissances de trader. J’ai longtemps cherché la faille. Je la trouvai.
Je découvris aussi que l’utiliser provoquerait un séisme financier planétaire dont aucun être humain ne se relèverait intact. Cela renforcerait encore l’emprise de la pieuvre… C’est ainsi que je fus confronté à l’immémorial dilemme : peut-on faire le mal au nom du bien… Je crois qu’il n’a jamais été résolu. D’ailleurs, le bien existerait-il si le mal n’existait pas ?
Je n’appuierai pas sur le bouton.
Ecrivez ce roman. Chacun y verra une brillante fiction. Les plus sages une invitation à la réflexion. Il y a du père Hugo derrière cette histoire. Ne suis-je pas "l’homme qui rit ?" Mais muet. Pour moi, ce sera une manière de rendre à Umberto sa dignité d’Homme.
Adieu.
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En jour de l’an 2035, il se dit, dans la maison de retraite, qu’une épidémie flambe dans le pays, comme chaque année depuis quinze ans. Qu’elle a le goût des vieillards.
Pourquoi pas ?
Adieu.
Je ne crois pas au diable. Croire en lui, c'est inutile.
Il y a bien assez de mal sur terre sans en rajouter une couche.
(Amélie Nothomb)
GG
Du 8 mai
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