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#L'Homme qui marche #Marie-Françoise Chabin

  • Photo du rédacteur: Atelier d'écriture
    Atelier d'écriture
  • 11 mai 2020
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 mai 2020

L’homme qui marche

J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je l’ai vu encore hier soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellée, mais ce dont je suis sûre, c’est que je l’ai découverte en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être. Ou, à cet instant, peut-être pas.

C’est probablement en la revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparait dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maison.


Ainsi s’exprimait Eva ce jeudi matin, soulagée de pouvoir enfin raconter son incroyable histoire, depuis deux mois qu’elle avait entrepris d’en savoir plus sur cet étrange rituel vespéral.

Assise en face d’elle et très attentive derrière son bureau, se tenait Emilie Klein, une psychologue qu’Eva avait choisie sur Internet après y avoir remarqué son visage, un visage juvénile et tout en longueur qui rappelait un peu le sien, avec des yeux un brin trop rapprochés, un nez joliment retroussé et des lèvres gourmandes. La ressemblance s’arrêtait là, la psy étant à la fois plus jeune et plus grande qu’elle, plus musclée aussi, et pourvue d’une masse noire de cheveux bouclés, alors que ceux d’Eva étaient blonds et clairsemés.

Le cabinet d’Emilie, qui sentait encore la peinture fraîche, était meublé et décoré de façon très simple, mais tout semblait flambant neuf, y compris le modeste bureau sur lequel trônait la photo de sa mère. Celle-ci avait toujours soutenu à fond sa fille dans ses projets, et avoir ce visage vénéré devant elle aidait la jeune psychologue à se concentrer.

A priori, Emilie trouvait fort sympathique cette Eva, l’une de ses premières patientes en libéral, même si elle ne voyait pas très bien où celle-ci voulait en venir. Ceci dit, elles avaient tout le temps, personne d’autre n’ayant pris de rendez-vous ce matin.

— Poursuivez, Eva, je vous suis tout à fait. Qui donc est cet homme?

— Voilà, justement…

Eva hésita, puis se lança.

— En fait, cet homme n’existe pas.

Emilie ne dit rien bien sûr, c’était le B.A.BA du métier, mais elle commença à se passer mentalement en revue les confrères psychiatres vers qui elle pourrait renvoyer cette Eva.

Laquelle Eva, consciente du changement d’attitude de la psy, soupira et poursuivit:

— Je veux dire, il n’existe pas en tant que tel, c’est une sorte de vision, de spectre si vous préférez...Ma première initiative, il y a deux mois, a été d’essayer de le rencontrer. Je le guettais de ma fenêtre, et, dès qu’il est apparu, j’ai dévalé l’escalier de mon sixième étage afin de le croiser sur le trottoir. Eh bien, il n’est pas réapparu à l’angle de la rue. Le lendemain, au contraire, je ne suis pas descendue, et je l’ai vu faire son petit tour habituel. J’ai renouvelé ces expériences plusieurs fois, toujours avec le même résultat.

— Hum…, fit Emilie, qui ne savait pas trop quoi dire.

— Une fois, à l’heure de son passage, je suis allée emprunter du sucre à ma voisine, une retraitée que j’ai suivie dans sa cuisine, et, de sa fenêtre qui est juste à côté de la mienne, je n’ai rien vu. Un autre soir, rien vu non plus depuis la lucarne de l’escalier. Mais, de ma fenêtre à moi, tous les soirs à la même heure, je le distinguais parfaitement, toujours à tournicoter autour de l’immeuble en téléphonant. Alors, j’ai eu l’idée de le prendre en photo…

— Super idée, fit Emilie, heureuse de se raccrocher à du concret. Vous pouvez me montrer?

Eva sortit son smartphone de son sac et fit défiler les images avec son index.

— Voici trois clichés, pris trois soirs de suite, juste au moment où il passait.

Emilie, commençant à trouver le cas intéressant, se saisit du petit appareil et fut très déçue, car les images révélaient chaque fois différents endroits d’un trottoir parfaitement désert.

— Vous ne seriez pas en train de me faire marcher, n’est-ce-pas? demanda-t-elle doucement en rendant l’appareil à sa propriétaire.

— S’il vous plaît, écoutez moi jusqu’au bout.

— Pas de problème, Eva, allez-y.

— Je vous ai parlé de ma voisine retraitée, une veuve qui a toujours habité là, une véritable mémoire ambulante de l’histoire du quartier. Un soir où j’avais encore une fois fait irruption chez elle, elle m’a raconté qu’il y a une trentaine d’années logeait dans mon appartement actuel une jeune dessinatrice qui essayait de percer dans la bande dessinée et qui vivait plus ou moins dans la misère. Cette femme était harcelée par son ancien compagnon, une sorte de dandy qui avait réussi dans la pub; elle avait d’ailleurs emménagé là pour lui échapper, mais il l’avait retrouvée et il trainait souvent dans le coin en la menaçant au téléphone.

La psychologue était visiblement tout ouïe, ce qui encouragea Eva à poursuivre.

— Un soir il y eut un drame. Depuis sa fenêtre, la jeune femme a laissé tomber son fer à repasser juste au dessus du type qui arpentait le trottoir.

Emilie semblait estomaquée. Elle bredouilla:

— Co…comment est-ce possible?

— Eh bien, elle a prétendu ensuite qu’elle voulait juste nettoyer son fer ou je ne sais quoi. Naturellement, les gens qui connaissaient la situation n’ont pas cru à cette fable. L’homme est mort sur le coup, rien n’a pu être prouvé, et seule la responsabilité civile de la jeune locataire a été mise en cause. Elle était enceinte de cet homme et, d’après ma voisine, elle a accouché peu de temps après, et puis, on ne l’a plus revue dans le coin.

Eva, submergée par l’émotion, marqua un temps d’arrêt.

— En vérité, reprit-elle, je suis convaincue que cet homme qui marche, c’est lui, je veux dire l’ombre de lui, juste avant son décès. Et pourquoi, moi, je le vois de ma fenêtre, et pas les autres? Parce que la mort est venue de cette fenêtre précisément, et aussi parce que…

— Parce que…?

— A ce stade, il faut que je vous explique que je suis née sous X. Mes parents adoptifs ne me l’ont jamais caché; c’était des gens à la fois très simples et très aimants, mais malheureusement…

— Malheureusement?

— Malheureusement, ils sont morts tous les deux dans un accident de la route, alors que je sortais à peine de l’adolescence. Vous savez, j’en ai bavé! Sans frère ni sœur, complètement seule au monde, et sans argent, c’est à force de travail et de volonté que j’ai réussi à entrer comme fonctionnaire aux Impôts…Mais revenons à mes parents biologiques. Comme la loi me le permettait, j’ai demandé à l’ASE si ma mère avait laissé comme on dit un pli scellé pour moi.

— Récemment?

— Oh non, il y a plus de dix ans, juste après la disparition de mes parents. Et elle avait bien déposé une enveloppe pour moi, avec mon prénom dessus…Car, oui, je l’ai compris à cet instant, c’est ma mère biologique qui a choisi mon prénom, et non pas ma mère adoptive, ajouta-t-elle en souriant.

— Et qu’y avait-il dans l’enveloppe?

Sans rien dire, Eva tendit une feuille de papier à Emilie, qui l’agrippa avec une sorte d’avidité. On y voyait un dessin et quelques mots. Le dessin représentait le visage d’une très jeune femme à laquelle Eva ressemblait en effet, une sorte d’autoportrait probablement. Et, sous le dessin, il était écrit: « Je m’appelle Claire. Je ne peux pas m’occuper de toi, car je suis dans une misère noire, je ne suis même pas certaine de pouvoir t’aimer, car je détestais feu ton père. J’espère de tout cœur que tu auras été adoptée par des gens bien. Quoi qu’il en soit, je te demande de me pardonner »

Le papier un peu jauni tremblait dans les mains d’Emilie, très troublée, qui se racla la gorge et demanda d’une voix mal assurée:

— Mais quel rapport avec …? Je ne vois pas…

— Lorsque la voisine m’a dit que l’ancienne locataire s’appelait justement Claire, je lui ai montré ce dessin, et elle l’a formellement reconnue. C’était bien ma mère, et elle a tué mon père.

Emilie s’était redressée sur son siège et attendait la suite.

Eva hocha la tête.

— J’en suis absolument certaine, c’est le fantôme de mon père qui marche sous ma fenêtre tous les soirs.

Un long silence s’installa dans l’étroit cabinet maintenant bien ensoleillé. Ce fut Emilie qui le rompit en s’efforçant de garder le ton le plus professionnel possible.

— Quelle extraordinaire coïncidence vraiment! Et avez-vous identifié votre mère finalement?

— Hélas non! Ma voisine n’a pas mémorisé son nom de famille. J’ai cherché une Claire de cet âge dans le milieu de la BD, mais je n’en ai pas trouvée. Quant à l’agence qui possédait l’appartement à cette époque, elle a fait faillite et, de toute façon, je ne pense pas qu’elle aurait eu le droit de me renseigner précisément. Mais je ne désespère pas...

— Mais que voudriez-vous de votre mère biologique, au juste ?

— Quelle drôle de question! Je voudrais, je ne sais pas moi…la rencontrer…faire connaissance…en savoir plus…Mais ce n’est pas de ma mère que je suis venue vous parler, c’est de cette silhouette macabre qui semble déambuler pour moi seule tous les soirs. Me croyez-vous folle ?

Emilie réfléchit un instant en contemplant le cadre posé sur son bureau, puis inspira profondément.

— Bon, Eva, je vais être franche avec vous. A mon avis, vous devriez arrêter de courir après ces ombres du passé. Pensez plutôt à l’avenir, sortez, amusez vous, en un mot vivez et oubliez tout ça.

Eva, un tantinet déconcertée, ne sut quoi répondre, surtout quand Emilie ajouta péremptoire:

— Déménagez donc, vous ne le verrez plus, votre fantôme, et tout ça sera vite oublié!

Là, Eva se leva précipitamment et se dirigea vers la porte.

— Je vous remercie beaucoup de m’avoir écoutée. Mais je me rends compte que j’ai débordé du temps imparti, je m’en vais. Je reprendrai rendez-vous peut-être.

Mais on sentait bien à sa façon de quitter la pièce qu’elle n’en ferait rien.

Et Emilie Klein se retrouva seule dans son petit cabinet tout pimpant. Elle fixait toujours la photo de sa mère chérie, sa mère qui, atteinte d’une sclérose en plaques depuis plusieurs années, était à présent durablement hospitalisée loin d’ici.

Elle empoigna résolument son téléphone.

— Allo mamoune?

Rien d’abord, puis une voix faible et rauque, presque un murmure.

— Mon Emilie, enfin, c’est toi.

— Mamoune, on dirait que tu as du mal à respirer. Tu ne vas pas bien aujourd’hui?

— Non, mon Emilie, je ne vais pas bien du tout…alors…tu te rappelles ce que je t’ai demandé…Ce bébé que j’ai eu sous X autrefois, à l’époque où je croyais pouvoir gagner ma vie en dessinant, cette petite Eva, ta demi-soeur…Est-ce que finalement tu as réussi à retrouver sa trace? J’aimerais tant, avant de m’en aller, j’aimerais tant avoir de ses nouvelles…la rencontrer…faire connaissance…discuter…

— Par exemple lui parler de son père?

Silence au bout du fil.

— Je m’en occupe, mamoune, calme toi. Ne t’inquiète pas. Je viens te voir ce soir. Bisous.

Emilie posa son téléphone sur le bureau et s’essuya les yeux. Elle avait juste le temps de pique-niquer sur place avant son premier patient de l’après-midi.

Se faire dérober les quelques semaines qui restaient à sa mère par cette espèce d’illuminée qui, en plus, considérait celle-ci comme une criminelle ? Il n’en était pas question !

Et elle mordit rageusement dans son sandwich…


Le soir même, Eva s’installa tranquillement à sa fenêtre pour ne pas manquer le passage de son fantôme.

Finalement, cette consultation lui avait fait du bien, elle n’aurait pas su dire pourquoi car les «conseils» de cette psy, au début si empathique et ensuite si agitée, lui avaient paru somme toute un peu bizarres, voire inappropriés.

Déménager ? Sûrement pas !

Et tandis qu’en bas l’homme qu’elle était seule à discerner entamait sa marche quotidienne, Eva pour la première fois éprouva en le suivant des yeux un incontestable apaisement.


 
 
 

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