#L'Homme qui marche #Marie Vindy
- Atelier d'écriture
- 24 mai 2020
- 7 min de lecture
L’Homme qui marche
J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, ainsi que je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurai définir l’instant précis où sa présence m’a interpellée, je l’ai découverte au détour d’un regard, par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant-bras. Il fumait peut-être. Ou, à cet instant, peut-être pas.
C’est probablement en le revoyant, le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette longue et malingre qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparait dans l’autre sens, que j’ai compris son manège. L’homme fait le tour du pâté de maison ; il marche par obligation. Il est malade.
Mois après mois, la vie s’est agencée. Petite famille recomposée, les enfants adolescents vont et viennent, semaines paires et impaires, le travail, les vacances à la campagne. Nouvel appartement, nouvelle vie. Je suis à la cuisine, ou dans la salle à manger qui est aussi mon bureau, ou encore dans la chambre, ces trois pièces qui donnent sur la petite rue Henri Baudot et je le vois. Maigre, cheveux rasés avec un petit bonnet noir sur le crâne, il marche pour faire le tour du pâté de maison ou fait les cents pas sur le trottoir. Il fume une clope, il téléphone. Il téléphone et fume toujours. En balançant sa canne. Je soupçonne une sclérose en plaque, cette maladie qui oblige à faire de l’exercice quotidiennement, mais pas trop. Et pas trop loin.
Un jour, je le croise dans la rue, à deux pas. Surprise, je souffle un « Bonjour… » timide, mais il ne me répond pas puisqu’il téléphone. Une autre fois, alors que je pars de chez moi en voiture, et en retard, il est devant la porte d’un tout petit immeuble comme il en existe encore dans le quartier. Cette fois, il est en fauteuil roulant. Sclérose en plaque ?
Une année passe et puis une autre. Il est toujours là, l’homme qui marche. Sa santé ne semble pas évoluer, ni dans un sens, ni dans un autre. Il est immuable, cheveux rasés, avec ou sans son bonnet, silhouette effilée et pas incertain. Son téléphone, une cigarette et, j’ai remarqué depuis peu, des écouteurs. Je ne sais pas depuis quand il les a adopté.
Il n’a pas l’air anxieux ou désorienté. Il avance et parle ou s’arrête écrire des textos. Il fume sa clope, fait le tour du pâté de maison en marquant des pauses et rentre chez lui retrouver son fauteuil.
Je l’oublie un temps, et hop, il apparait au coin de la rue pendant que je charge le lave-vaisselle : « Coucou l’Homme qui marche ! »
Il n’est pas seul dans la vie. Il m’est arrivé de le dépasser en voiture, le matin, alors qu’il accompagne une petite fille à l’école cinq cents mètres plus loin. Il est avec son fauteuil électrique, le cartable de la petite sur ses genoux, ses jambes maigres au repos.
La maladie
Bien installée dans l’appartement, dans le quartier, dans ma vie, je dois me préoccuper de ma santé et refaire des examens. J’ai repoussé trop longtemps, je sais qu’on va me rappeler à l’ordre, ça ne me motive pas. Au moment de mon divorce, trois ans plus tôt, j’ai eu un premier cancer du sein. Chirurgie, radiothérapie, je m’en suis sortie à assez bon compte. Je suis forte, amoureuse. Mon énergie est sans limite.
Examens donc. La dernière fois, tout s’est bien passé. Pas de nouvelle alerte. Mais là, ce n’est pas rationnel et ce n’est sans doute qu’une impression, j’ai toujours le sentiment de savoir ce que vont m’annoncer les médecins, je le sens mal. Biopsie. Attente du résultat.
Face à face avec ma cancérologue, une femme très agréable, douce, que j’apprécie beaucoup ; elle me demande toujours si je suis en train d’écrire un nouveau livre. On parle littérature et projet de vie professionnelle. Cette fois, je sais que le discours sera différent, mais je ne m’attends pourtant pas à ce qu’elle m’annonce. Mon sein droit sacrifié. Mastectomie. On ne peut pas faire deux fois des rayons au même endroit.
Je suis sonnée.
Nous nous organisons. Alex, mon mari, est là, toujours, avec moi.
Consultation, opération. Mon sein est « reconstruit », mais pour le moment, il ne ressemble pas à grand-chose. Cicatrice, convalescence. C’est l’été, repos à la campagne, les vacances, les enfants… La fatigue de l’opération, déjà une infirmière matin et soir.
Je me remets doucement. Je suis forte.
Et à la rentrée, il va valoir rattraper tout le travail laissé en plan.
Le 15 août, le 14 peut-être, je reçois un appel du gynécologue qui m’a opéré en duo avec le chirurgien plastique. Les analyses ne sont pas bonnes. Personne ne s’y attendait. Tous les médecins, et lui le premier, m’avaient assuré de toute leur confiance dans l’évolution positive de mon cas.
Dans le sein enlevé, une tumeur, cette fois invasive et le ganglion sentinelle est infecté.
Patatra
Nous sommes à la campagne, dans le jardin de ma soeur, avec Alex et mon beau-frère. Lorsque je reviens vers eux après avoir longuement entendu les explications du médecin, mon visage parle à ma place. Pas la peine de tourner autour du pot. Je leur dis : examens le plus vite possible, en août, super facile, ils vont me scanner de la tête au pied. Le toubib m’a prévenue : dans tout les cas, chimio. La saloperie a déjà préparé le train de l’invasion et il faut la stopper net.
Des semaines de traitement, une vie entre parenthèse et évidemment, adieux mes beaux cheveux. Moi qui ne vais presque jamais chez le coiffeur, je me les fais couper et je donne mes vingt-cinq centimètres de longueur à une association.
Il va falloir que je sois drôlement forte.
J’ai les nerfs à vif. Je ne veux pas y croire, mais je n’ai pas le temps du déni. Tout s’enchaîne. Je dois m’organiser, professionnellement, pour la rentrée, pour ces prochains mois. Je ne peux pas tout arrêter. Je gère. Je déplace mes projets, mes rendez-vous, en fonction des soins. Une semaine d’arrêt après chaque chimio ; je suis sous perfusion la nuit, une infirmière vient matin et soir, 6h30-18h30. Une vie confinée.
Deux de tension.
Je travaille comme je peux. Je garde un oeil sur l’association d’aide aux victimes à laquelle je suis liée, j’essaie de mettre le paquet quand je vais un peu mieux. Mon corps me rappelle à l’ordre, je dors douze heures par jour.
Un soir, piégée avant l’heure par ma perfusion que je promène à bout de bras dans l’appartement, je vois l’Homme qui marche. Trop centrée sur moi-même, sur le traitement, les soins, le travail, je l’avais oublié. Est-ce que je ne l’ai pas remarqué, ou est-ce que je n’ai vu qu’à travers lui, par la fenêtre, ma mémoire au refus d’enregistrer sa présence ? Son mal à lui n’a ni progressé ni reculé. Immuable, il marche, je le retrouve. Sa danse saccadée, ses allers et retours sur le trottoir.
Je te ressemble, maintenant, l’Homme qui marche. On a la même coupe de cheveux, le même bonnet.
Quand je t’aperçois, je me dis que toi et moi, on est un peu dans la même galère, avec notre maladie à la con. On n’en mourra pas, va ! Je n’ai pas peur de la mort. Non pas que je refuse de croire que ce cancer, ou son frère jumeau, finira par m’emporter. C’est une probabilité, à long terme. J’imagine que pour toi, c’est la même chose. Tout le monde meurt, de toute façon.
La vie continue. Le travail. Mon allure dégingandée, mon bonnet sur la tête, ma perruque, ou mon crâne d’oeuf qui fait rire les gosses. Les traitements sont longs, épuisants. Après la chimio, la radiothérapie, tous les jours à l’hôpital, les consultations ensuite et quand tout ça est enfin terminé…
Quand, petit à petit, mais déterminée, je reprends mes activités à temps plein, ma bonne étoile au-dessus de la tête…
Quelle ironie
Un peu comme le cancer, on sait bien qu’il existe, mais on le croit à distance. Et puis non. Le Covid, c’est pareil. On l’a vu venir, mais quand il est là, c’est trop tard. Il faut prendre des mesures dras-tiques ! Pour moi, elles ne sont pas pires que celles d’avant.
Je te vois. Je te surprends toujours, au détour d’un regard par la fenêtre. « Coucou, l’Homme qui marche ! » Mais tu ne m’entends pas. Tu marches pour faire de l’exercice, tu discutes au téléphone. Simplement, aujourd’hui, tu as ton autorisation dans la poche.
J’entends le décompte des morts, j’apprends qu’une connaissance ou une autre est touchée. Le virus se rapproche. Je n’ai pas peur. C’est étrange, uniquement. Ça glisse sur moi, comme mon regard quand je te vois.
Toi aussi, tu continues ton chemin, égoïste à ce qui t’entoure, une cigarette à la main, l’autre qui tient la canne dont tu ne te sers plus, tu parles dans le micro de tes écouteurs, le téléphone coincé dans la poche arrière de ton jean. Bon sang, à qui peux-tu parler tout le temps comme ça ?
J’ai l’impression que tu as pris du poids, tes jambes me semblent moins frêles. Moi aussi, j’ai repris du poids. Et des cheveux. Tout court, c’est très joli. Le confinement, ici, n’est rien d’autre qu’une nouvelle convalescence.
Le jour d’après, tu seras là, à faire les cents pas sans me voir.
Moi aussi, je serai là, le jour d’après, qu’est-ce que tu crois ?
Ma vie ne changera guère, celles de millions de gens non plus, les plus précaires, les esseulés, les travailleurs, les mères célibataires… Toujours les mêmes galères.
Ceux qui n’en mourront pas s’en sortiront plus fort. Les autres.
Au mieux, ce sera pire.
Je n’ai pas peur de la mort, le jour d’après je serai là.
Je n'ai pas peur de la mort
Mais que tu m’évites encore
Je te préviens matador
Qu'un jour je t'aurais alors
Mickey 3D « Je n’ai pas peur de la mort »/Matador
Mars 2020
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