#L'Homme qui marche #Marielle Morand
- Atelier d'écriture
- 13 mai 2020
- 7 min de lecture
L’HOMME QUI PASSE
« Rien ne passe parce que rien ne dure, et rien ne passe justement parce que rien ne dure.» Philip ROTH
« J’ai emménagé depuis plusieurs années dans cet appartement et l’homme a toujours été là, comme je le vois ce soir arpenter la rue déserte. Je ne saurais définir l’instant précis où sa présence m’a interpellée, mais ce dont je suis sure, c’est que je l’ai découvert en regardant par la fenêtre. L’homme marchait sur le trottoir, son téléphone à l’oreille, sa canne suspendue à son avant bras. Il fumait peut-être. Ou à cet instant, peut-être pas. C’est probablement en le revoyant le lendemain ou deux jours plus tard, la même silhouette qui marche dans un sens, disparaît à l’angle de la rue et réapparaît dans l’autre sens, que j’ai compris le manège. L’homme fait le tour du pâté de maison. »
Je relis ces lignes et je m’interroge, pourquoi ai-je employé le mot manège pour caractériser la déambulation de cet homme ? Je regarde par la fenêtre et je le vois, toujours à la même heure, effectuant toujours le même parcours. C’est sûrement un homme d’habitude qui s’oblige, pour sa santé, à sortir et à faire un tour. Toujours le même, ça doit le rassurer et il peut ainsi laisser libre cours à ses pensées. Dans le mot manège il y a une intention de manipuler qui m’apparaît absente de la manière dont se présente cet homme.
C’est au retour d’une hospitalisation pour une maladie infectieuse grave que j’ai regardé différemment par la fenêtre. Les silhouettes qui passaient, et, auxquelles je ne prêtais pas attention jusque-là, ont pris consistance. Eprouver dans son corps, la certitude de la précarité de la vie rend la vie précieuse, la sienne et celle des autres. J’ai, alors, regardé l’homme, peut-être parce qu’il était âgé, comme mon semblable. Il a éveillé ma curiosité. Les autres passants ont un objectif : ils partent au travail ou en reviennent, ils entrent dans la boulangerie et en sortent avec une baguette de pain, ils font des courses et repartent chargés de la superette, ils vont chercher leurs enfants à l’école, ils sortent le chien… Lui est seul et sa déambulation semble sans but.
Je perçois là quelque chose de mystérieux. Regarder par la fenêtre ne suffira pas pour en découvrir plus.
Mais les séquelles de la maladie pèsent encore. Depuis mon retour de l’hôpital, c’est une aide ménagère qui achète ce dont j’ai besoin et prépare mes repas. Je suis encore trop faible pour le faire. De ce fait je ne sors pas. Je me contente de regarder par la fenêtre. J’aime mon quartier, fait d’immeubles Haussmanniens et d’hôtels particuliers. L’immeuble dans lequel j’habite se situe juste avant une petite place qui débouche sur une zone piétonnière. D’un côté elle ouvre vers un quartier moyenâgeux, de l’autre vers une rue qui serpente au pied d’une butte. Depuis ma fenêtre il ne m’est pas possible de voir quelle direction emprunte l’homme qui passe. Je le vois juste partir d’un côté de la place et revenir de l’autre. Ces incertitudes ajoutent à son mystère.
Ce jour là, à l’heure habituelle, je vois l’homme arriver. Il fait beau, le printemps est enfin là. Il est vêtu d’un imperméable clair. Cela change sa silhouette qui jusqu’à présent était engoncée dans un loden vert sombre. Son pas était alors parfois hésitant l’obligeant à utiliser sa canne blanche. Il doit être malvoyant, ce qui contribue à l’opacité qu’il dégage. Cependant, dans la lumière du soleil et avec sa tenue plus légère, il apparaît décidé, droit et alerte. Sa silhouette changeante m’évoque plusieurs âge de la vie. Je pense à l’énigme posée par le sphinx à Oedipe. L’homme qui passe est-il un sphinx ? Il me pose question mais pose-t-il des questions ? Trop fatiguée je laisse ces interrogations en suspens.
Le kinésithérapeute qui, deux fois par semaine, m’oblige à faire des exercices m’a annoncé que demain, il avait prévu de me faire travailler dehors, il me faudra marcher de manière autonome. J’appréhende cette perspective. Cependant, il m’a dit qu’il me soutiendrait et ne me laisserait pas seule, ce qui me rassure un peu.
Mes nuits sont difficiles, je ne sais quelles drogues m’ont été administrées quand la fièvre et la douleur étaient au plus haut et que je délirais, mais je vis aujourd’hui tous les symptômes du sevrage. Maux de tête lancinants, nausées, angoisse latente accompagnent mes jours et la nuit les cauchemars alternent avec les périodes d’insomnie. J’ai l’impression de peu à peu émerger malgré tout. En effet, je suis sortie du coton brumeux qui m’enveloppait les premiers jours. C’est déjà ça. Pour essayer de m’endormir dans un climat un peu optimiste je relis des livres de QUENEAU.
Cette nuit là j’ai, à nouveau, fait un cauchemar. Je ne pouvais sortir de chez moi que par la fenêtre et sur un filin tendu de part et d’autre de la rue. Malgré ma peur et mon incompétence, je devais marcher sur ce fil. Ainsi vont les rêves, je m’engage terrorisée et je tombe avec la certitude de m’écraser au sol. Mais ma chute dure encore et encore. C’est vertigineux mais l’atterrissage sur du sable chaud est assez doux. Le soleil m’éblouit. J’essaie de regarder autour de moi. Le Sphinx de GUIZEH me domine de sa masse imposante. J’attends une question, mais il bouge, il va m’écraser, c’est certain. Je me réveille avec une peur paralysante toujours présente. Quelle idée d’avoir associé ‘‘l’homme qui passe’’ à un Sphinx ? Il me revient en mémoire que dans la mythologie vouloir répondre aux questions que pose le sphinx, c’est risquer sa vie. Le fait que la maladie m’ait fragilisée me confronte au vieillissement et à la mort. L’homme qui passe a attiré mon attention sans doute en raison de son âge. Je ne le perçois pas comme le sphinx gardien d’un passage. Je ne crains pas ses questions, mais je me pose des questions sur lui. Je m’interroge et je me fais des films à travers l’écran de ma fenêtre. Qui est-il ce marcheur solitaire ? J’évoque son image, il ne m’apparaît pas dangereux, cependant, j’aimerais qu’il ait une identité. Pouvoir le nommer, me permettrait de me l’approprier un peu. Il me fait penser à mon frère aîné, même démarche, même allure d’intellectuel perdu dans ses pensées, même élégance. Ce matin, je fais ce lien parce que je le regarde mieux. Mais, le chagrin provoqué à la pensée de ce frère disparu m’envahit. Je le revois moqueur et protecteur. Pour tenir la nostalgie à distance et me sentir vivante, je reviens à ‘‘l’homme qui passe’’, tenir en éveil ma curiosité à son égard et savoir qui il est, voilà des objectifs dans la vie et le présent.
Après les premiers pas à l’extérieur avec le kiné, mes progrès vers l’autonomie ont été continus. Un mois plus tard, je sors seule. Toujours intriguée par l’homme qui passe, je fais en sorte de sortir à l’heure de sa déambulation. Discrètement, je le croise ou je le suis. Avec lui j’ai longé la butte puis regagné la petite place par une ruelle dont j’avais oublié l’existence. Je l’ai vu lever sa canne lorsqu’il traverse une rue qui dévale la pente de la butte. Il est toujours soigné et élégant. Il a certainement plus de quatre vingt ans mais il se tient droit et son maintien impose le respect. Il marche absorbé par ses pensées, indifférent à ce qui l’entoure. Il arrête sa promenade en pénétrant dans un imposant hôtel particulier, à environ huit cents mètres de mon immeuble. Aucune indication sur la porte de cet immeuble. Je n’en sais guère plus sur lui que lorsque je l’ai remarqué depuis ma fenêtre.
L’été est là, les rues sont désertées, mais l’homme passe toujours. Aujourd’hui, je le suis et alors qu’une moto arrive à très vive allure, je le vois lever sa canne pour traverser la rue. Il ne semble pas conscient du danger, je me précipite pour le retenir. En passant la moto fait valser sa canne mais ne s’arrête pas. Il est sauf. Il se retourne vers moi visiblement choqué par ce qui vient de se passer. Je l’invite à s’asseoir sur un banc proche. Je lui tend sa canne qui est cassée. Il me remercie, puis cérémonieusement, il se présente :
« Merci Madame d’être venu à mon secours. Je suis votre obligé, Philip ROTH. » Il a un accent américain prononcé.
Sans réfléchir je lui réponds : « Et moi, Anne FRANCK ! »
Il sourit et me dit en anglais: « Vous avez lu L’Ecrivain des Ombres ! »
Sous le coup de la surprise, je laisse échapper un : « Mais je croyais que vous étiez mort ! » que je regrette aussitôt.
« Oui, ma mort a été annoncée… mais allez voir sur Internet, ils cherchent ma tombe ! » et il ajoute moqueur ; « Je suis Nathan ZUCKERMAN, les héros de roman ne meurent pas. »
Je regarde l’homme avec attention. J’ai vu à la télévision l’interview qu’il a accordé à François BUSNEL. Suis-je assise à côté du grand écrivain ou à côté d’un usurpateur ? Il a les même yeux noirs et vifs et le même visage allongé que celui qu’il prétend être. Comme lui, il est élégant et longiligne. Pourquoi mettre en doute sa parole ? je préfère croire en cette extraordinaire rencontre.
Il me sort de ma perplexité en exprimant qu’il est las et souhaite regagner son domicile. Je n’ai pas envie de le quitter et je suis heureuse et fière qu’il accepte que je l’accompagne.
Nous avons fait le trajet en silence. Il était fatigué mais ne voulait aucune aide. Devant son hôtel, il m’a salué et encore remerciée. Comme s’il entendait mes questions muettes, il a ajouté :
«Après l’élection de TRUMP, une amie m’a invitée ici, elle m’a convaincu de revenir en Europe. Elle a argumenté, me disant, entre autre, qu’il serait triste de mourir seul dans un pays qui vous est devenu étranger. » La lourde porte s’est refermée sur lui.
C’est la dernière fois que je l’ai vu.
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